Et si le sens n’était pas à trouver, mais à construire ?
La quête de sens est prégnante depuis une décennie chez les travailleurs et s’accélère conjointement avec les mutations technologiques, écologiques, économiques ou sociétales. Pour autant, cette notion semble aussi conceptuelle que tangible, indispensable qu’illusoire…… Cet article propose de questionner le sens, à travers ses dimensions et ses intérêts.
Qu’est-ce que le « sens » ? :
Née en Grèce antique au IVe siècle AC, la notion de sens repose essentiellement sur le principe que l’existence humaine, à l’inverse de l’existence du simple vivant, est celle qui se choisit. Elle semble donc directement influencée par nos choix, nos orientations, et nos réflexions. La notion de sens est donc avant tout le fruit d’éléments cognitifs. Mais il s’accompagne aussi d’éléments propres à nos intentions, c’est-à-dire aux éléments qui renvoient à la volonté individuelle.
Ces éléments cognitifs et intentionnels sont influencés par nos choix d’existence et doivent trouver un équilibre entre notre volonté et notre raison en n’omettant pas toute la dimension intelligible, éthique et spirituelle de notre monde.
Ainsi, le sens est une caractéristique de la vie humaine et semble directement lié à la relation que l’humain entretient avec le monde.
Le sens recouvre aujourd’hui communément plusieurs dimensions, mais malgré les convergences, aucune définition universelle du sens n’existe. D’Aristote à Camus, en passant par Frankl, de nombreux principes ont été érigés sans qu’aucun ne s’impose véritablement comme universel. Pour Aristote, le sens se construit dans la Praxis, c’est-à-dire l’action orientée par la vertu et la finalité. Camus propose d’assumer l’absurde, c’est-à-dire l’absence de sens donné — et d’y répondre par un acte de création. Frankl, quant à lui, considère que le sens ne se trouve pas, mais qu’il se réalise dans la manière de vivre les situations ( « le sens de la vie diffère d’un individu à l’autre, d’un jour à l’autre, d’une heure à l’autre » ).
En philosophie, en psychologie ou en neurosciences, les approches divergent donc. Cette pluralité peut néanmoins nous enseigner que le sens n’est pas une vérité, mais une construction vivante, singulière et évolutive.
Philosophiquement, le sens n’est pas une découverte, mais une construction continue — un dialogue entre ce que le monde nous impose et ce que nous choisissons d’en faire. Qu’en est-il des neurosciences ?
Le sens : un besoin biologique :
Les neurosciences affirment que le besoin de sens n’est pas seulement existentiel, mais aussi neurologique.
Le cerveau humain recherchant spontanément la cohérence et la narration, s’active lorsque nous relions des événements entre eux pour en extraire un lien. Cette activité est corrélée à la motivation, à la résilience et au bien-être subjectif.
De même, les circuits dopaminergiques — ceux de la récompense — ne réagissent pas uniquement à la réussite immédiate, mais à la perception d’un progrès vers un but porteur de sens. Autrement dit, notre cerveau récompense le mouvement vers la signification autant que l’atteinte du résultat.
Les études en neuropsychologie montrent aussi que la perte de sens active les mêmes zones cérébrales que la douleur physique : le non-sens est vécu comme une souffrance réelle, pas seulement morale.
Comment expliquer la résurgence actuelle du sens ? :
Souvent perçue comme un effet de mode, une tendance, un concept fantaisiste ou une instrumentalisation de la performance, la quête de sens contemporaine peut être considérée comme une réponse aux mutations profondes de nos sociétés. Elle peut s’expliquer par :
La déstructuration des repères traditionnels : les grands pourvoyeurs de sens collectif tels que la religion, la communauté, les institutions, ont perdu leurs rôles si bien que chacun doit désormais construire sa propre cohérence, en l’absence de tout cadre stable et structurant.
La transformation du travail : avec l’automatisation et la digitalisation des tâches, le lien direct entre effort et résultat tangible a disparu, fragilisant ainsi la perception du sens.
La vitesse et la saturation informationnelle : le sens se construit dans un effort constant, continu et ordonné. Or, la surabondance d’information et la vitesse d’acquisition des données ne permettent pas d’établir les connexions neuronales et cognitives profondes et essentielles à cette construction.
L’incertitude existentielle : l’accélération des mutations technologiques, sociales ou économiques fragilise notre perception de l’avenir. Le sens devient alors un pilier sur lequel il est possible de rétablir une cohérence intérieure, et de construire un avenir stable alors même que les certitudes extérieures sont altérées.
Les sciences cognitives confirment cette vision : lorsque l’environnement devient imprévisible, le cerveau humain augmente son activité et recherche du sens pour tenter de réduire l’incertitude perçue. Autrement dit, la quête de sens actuelle est aussi une réaction adaptative à un monde qui a perdu en lisibilité et en attractivité.
Le sens : quelle importance ? :
Des études montrent que la présence de sens est fortement corrélée à la santé mentale, à la longévité et à l’épanouissement.
Une méta-analyse publiée dans Frontiers in Psychology (2020) indique que le sentiment de sens protège contre l’anxiété et la dépression.
Une étude de 2019 (JAMA Network) montre que les personnes ayant un fort sentiment de sens présentent un risque de mortalité 43 % plus faible.
Enfin, le sens agit comme tampon face à l’incertitude : il régule la réponse au stress et favorise la résilience cognitive.
Dans le monde du travail, le sens est devenu une notion centrale. Voici quelques données probantes :
56 % des cadres déclarent avoir déjà envisagé de quitter leur poste faute de sens (OpinionWay, 2022).
9 salariés sur 10 estiment qu’il est important que leur emploi « ait du sens » (étude Deloitte, 2023).
89 % des Gen Z et 92 % des millénials considèrent qu’un « sens à leur emploi » est important pour leur satisfaction au travail et bien-être. ( “ Gen Z & Millenial Survey “ Deloitte 2024 )
28 % des salariés interrogés sont « très ou extrêmement susceptibles » de changer d’employeur dans les 12 mois à venir. ( « Global Workforce Hopes & Fears Survey » PWC 2024 )
51 % des salariés rapportent se sentir au moins partiellement « aliénés de leur travail », et 24 % « souvent ou toujours », ce qui suggère une perte de sens ou de lien significatif dans l’activité. ( University of Lucerne 2024 )
L’intérêt évident pour les entreprises est de favoriser l’engagement, la fidélité et la performance grâce à une construction conjointe du sens. Sens partagé, devenant lui-même un moteur d’énergie et de collaboration, levier indispensable à la performance individuelle et collective.
Considérée d’un point de vue sociétal, la quête de sens participe de la vision collective, des projets d’intérêts communs et des trajectoires partagées.
Le mythe du sens :
Le concept de sens doit cependant être abordé avec précaution et discernement. La recherche de sens s’inscrit avant tout dans une démarche introspective et, par conséquent, ne saurait s’accommoder de préceptes génériques et uniformes. La prudence doit inviter à se distancier des mythes qui dominent et ainsi éviter les écueils et les fausses promesses.
Les 3 mythes dominants :
Le mythe de la mission : croire que tout travail doit avoir une portée spirituelle.
Le mythe du sens universel : admettre qu’il n’existe qu’un sens, unique et juste.
Le mythe de l’alignement automatique : supposer que les valeurs personnelles et celles de l’entreprise doivent s’accorder sans effort.
Le mythe du métier passion : imaginer qu’un métier passion soit pourvoyeur de sens.
Le mythe de l’externalisation du sens : rendre l’entreprise seule responsable du sens à donner aux travailleurs
Sens du travail ou Sens au travail ? Donner du sens ou Trouver du sens ? :
Il est commun d’observer des postures divergentes en ce qui concerne le sens dans le milieu professionnel.
Le sens au travail est étroitement lié à l’engagement de l’individu. Pour Estelle M. Morin, psychologue et professeur à HEC Montréal, cet engagement varie de façon concomitante à la satisfaction de 6 conditions :
L’utilité
L’autonomie
L’apprentissage
La rectitude
La coopération
La qualité des relations hiérarchiques
Le sens du travail est plutôt lié à la représentation et à la place du travail, l’environnement de travail.
Le travail, en tant que lieu de socialisation et de construction de l’identité des individus, doit permettre l’expression de savoirs et de connaissances participant à la création de valeurs.
Le sens du travail recouvre plusieurs dimensions :
Éthique : relié à nos valeurs, à notre esprit manichéen et lui confère la signification que ce qui est accompli participe à la construction du monde. Il s’agit de la représentation que se fait une personne de son travail et de la valeur qu’elle lui confère.
Vectorielle : le sens pose la question de la trajectoire et de la direction à prendre, qu'elle soit individuelle ou collective. Il s’agit de l’orientation qu’une personne donne à son travail et de ce qu’elle cherche à accomplir à travers lui.
Cohésive : réfère à la compréhension des différents éléments faisant partie d’un tout intelligible, et à les relier entre eux. Autrement dit, la cohérence entre les attentes, les besoins, et les valeurs des individus dans leurs fonctions.
Deux postures s’opposent communément lorsqu’il s’agit de l’attitude à avoir pour activer le sens :
Trouver du sens : cette posture implique un sens préexistant, extérieur à nos consciences, et indépendant de nos volontés. “ Trouver du sens “ équivaut donc à attendre passivement que nos besoins soient satisfaits. Cette attitude éloigne les individus de leurs responsabilités et de leurs pouvoirs d’action.
Donner du sens : les travailleurs et les organisations donnent du sens, de manière active et indépendante, à travers leurs actions, leurs réflexions, leurs représentations et leurs relations. Le sens se construit et relève de la responsabilité de tous. Cette attitude est libératrice, car elle permet à chacun d’être acteur de son propre cheminement et de transformer son avenir professionnel.
Construire le sens : quelques pistes concrètes
Le sens au travail s’acquiert à travers 3 dimensions : cognitive, affective et intentionnelle.
Concrètement, il peut s’agir :
D’adopter et de favoriser une attitude positive : une attitude émotionnelle positive favorise la compréhension et la signification des expériences. Des individus positifs choisissent d’être en accord avec leurs sentiments et adaptent ainsi leur comportement en fonction de leurs capacités.
D’explorer ses dimensions personnelles : la (re)découverte de ses valeurs, de ses motivations et de ses besoins est une composante essentielle de la recherche de sens.
D’enrichir notre relation à nous-même : être attentif à ses idées, ses pensées, ses émotions et les comprendre pour modifier l’expérience que l’on fait de soi-même
D’enrichir notre relation au monde : répondre au sentiment d’utilité dans nos actions envers les autres, contribuer au monde…
D’aligner ses objectifs personnels aux objectifs collectifs : relier ses ambitions aux projets communs.
Encourager la co-création : dans l’entreprise, donner à chacun la possibilité d’influer sur la direction du projet commun.
Favoriser le partage et le dialogue : le sens peut être influencé par les connaissances transmises à une personne et peut être abordé comme un projet de développement des connaissances de l’individu, qui consisterait à s’attarder sur l’accroissement de nouvelles connaissances issues de l’interaction entre acteurs. Aussi, raconter le sens, c’est déjà le construire. Les rituels, les feedbacks et les partages d’expérience en sont les fondations.
Accepter l’impermanence du sens : ce qui a du sens aujourd’hui peut en perdre demain ; la construction du sens est un processus, pas un aboutissement.
Bilan de compétences et quête de sens :
Le bilan de compétences, tel que pratiqué par Meta-Praxis, active la dimension intentionnelle et pragmatique de la construction du sens. L’action insufflée dans ce processus permet à l’individu de redevenir acteur de son parcours professionnel, d’adopter une vision cohérente et d’agir avec discernement et responsabilité.
La méthodologie adoptée favorise une exploration approfondie des dimensions identitaires, motivationnelles et intentionnelles : valeurs, aspirations, moteurs décisionnels, dynamiques émotionnelles, besoins, attitudes, comportements, personnalité… autant d’éléments qui façonnent notre rapport au travail.
Le bilan de compétences permet également d’explorer notre représentation du monde du professionnel, l’orientation que nous souhaitons donner au travail, ainsi que l’intentionnalité qui sous-tend nos choix. Il questionne la cohérence entre nos besoins, nos fonctions et notre environnement. En d’autres termes, le bilan de compétences éclaire l’approche contemporaine du travail et aide à identifier les trajectoires professionnelles les plus alignées, les plus réalistes et les plus utiles pour soi, pour l’organisation et pour la société.
En conclusion :
Questionner le sens, c’est tenter de répondre aux grandes mutations contemporaines du monde du travail.
C’est offrir aux individus, comme aux organisations, l’opportunité d’engager une réflexion commune sur notre contribution au monde, d’orienter collectivement nos actions, de repenser notre manière de collaborer et de revisiter nos représentations du travail.
Le sens n’est ni une quête mystique ni un concept sublunaire : c’est un processus adaptatif, qui se construit à l’intersection de nos choix, de nos valeurs et de notre rapport au monde. Il constitue un véritable moteur d’engagement, de coopération, d’innovation et d’épanouissement.
Face à l’enjeu des transformations actuelles et à venir, ne faudrait-il pas considérer le sens comme une constante, au même titre que le changement, plutôt que comme un objectif à atteindre ?